35

Osmaniye n’avait plus de ville que le nom. La piste encombrée de véhicules, de charrettes, de cavaliers et de piétons s’était enfoncée sur les derniers kilomètres dans le cœur d’un immense campement de baraques et de toiles au milieu des ruines dominées par le minaret d’une mosquée intacte. À force d’être piétinée, la neige avait pris la couleur et la consistance de la boue. Des moutons bêlaient à fendre l’âme au milieu d’enclos gardés par des gosses qui les conduisaient, le jour, sur les collines proches où les taches de verdure empiétaient peu à peu sur les étendues blanches. Des femmes s’agitaient autour de feux qui dansaient au centre de cercles de pierres et de récipients métalliques rougeoyant sur les lits de braises. Leurs voiles encadraient avec sévérité leurs visages, et, pour certaines, ne laissaient apparaître que leurs yeux. Le noir dominant rappelait qu’avant la guerre, le sud de la Turquie, comme l’Irak, la Syrie et le Liban, était passé sous influence chiite. Le voile n’avait pas que des inconvénients. Ali et Hussein avaient procuré à Jemma une tenue de femme afghane qui la dissimulait entièrement, y compris les yeux, occultés par une grille de tissu serrée. Elle avait d’abord refusé d’enfiler ce vêtement, puis elle en avait rapidement compris l’intérêt : grâce à l’anonymat qu’il lui offrait, elle n’était plus obligée de rester confinée dans la construction de pierre, de bois et de toile occupée par les deux Irakiens. Elle pouvait se promener en toute tranquillité dans les allées voisines du campement. Elle n’était qu’une silhouette aux yeux des hommes et des autres femmes, une ombre bleu sombre et muette dont chacun respectait la volonté de discrétion. Luc l’accompagnait le plus souvent dans ses balades, coiffé d’un ample turban dont il plaquait un pan sur sa bouche et son nez. Lorsque quelqu’un lui adressait la parole, il montrait, d’un haussement d’épaules, qu’il ne comprenait pas sa langue, ce qui n’avait rien d’étonnant dans la véritable fosse de Babel qu’était le campement. On y recensait des Turcs, bien sûr, mais aussi des Syriens, des Libanais, des Irakiens, des Iraniens, des Kurdes, des Turkmènes, des Tchétchènes, des Saoudiens, des Soudanais, des Yéménites, des Nord-Africains, des Éthiopiens, des Ougandais, des Sénégalais, des Indonésiens, des Pakistanais, tous accourus en Turquie pour mener la guerre sainte contre le petit Satan occidental. Une partie d’entre eux s’étaient regroupés à la fin du conflit dans la région d’Osmaniye, située au carrefour des nations musulmanes, péninsule Arabique et Afrique au sud, Iran, Afghanistan, Pakistan et Indonésie à l’est, anciennes républiques soviétiques au nord. Ils avaient oublié leurs traditionnelles divisions pour combattre l’Europe et continuaient d’être unis après un traité de paix qu’ils considéraient comme une trahison, une défaite. L’union, à Osmaniye, signifiait que n’importe quel groupe avait le droit de s’installer dans le campement, mais il n’existait aucun service d’ordre, aucun conseil, aucune loi qui interdît les règlements de comptes et les affrontements. Ils avaient rejeté toute forme de gouvernement centralisé et s’étaient réorganisés en clans, en tribus. Les sabots de leurs chevaux, de leurs ânes et de leurs dromadaires achevaient de piétiner un rêve occidental entretenu pendant un siècle par la manne pétrolière. Eux, les fils d’Abraham et d’Ismaël, ils avaient perdu leur âme dans leurs maisons climatisées, ils s’étaient avachis dans leurs piscines ou devant leurs télévisions, ils étaient devenus de pâles copies d’Occidentaux, écartelés entre la tradition et l’obligation de modernité décrétée par des hommes qui décidaient de la vie d’autres hommes qu’ils n’avaient jamais cherché à connaître. Ils restaient des fauconniers, des chasseurs, des conquérants qui n’aimaient pas ces guerres où la mort tombait des cieux et emportait les combattants sans leur permettre de prouver leur bravoure sur le champ de bataille. Ils s’étaient fédérés autour de l’islam pour s’opposer de toutes leurs forces au morcellement et au façonnement du monde par les Occidentaux, puis, une fois la guerre achevée, ils avaient abandonné les religieux à leurs prêches. Ils continuaient d’observer les préceptes du Coran, car ils ne concevaient pas de jardin sans jardinier, de création sans parole, mais ils avaient remis la religion à sa place, essentielle et intime. Les imams chiites, les cheiks, les oulémas qui déambulaient par petits groupes dans le campement se montraient discrets. Les prêches se tenaient dans la mosquée, un bijou d’architecture seldjoukide, miraculeusement épargnée par les bombardements européens et israéliens, ou sous les grands auvents de toile tendus entre les constructions. La voix étonnamment puissante du muezzin déchirait régulièrement le brouhaha (Jemma avait cru qu’elle était amplifiée par un système de haut-parleurs, mais le campement ne comptait qu’une poignée de vieux générateurs électriques). Les croyants posaient alors leur tapis de prières sur le sol et priaient tournés vers le sud-est, vers Makkah. Des nuées de colporteurs montaient chaque jour à l’aube vers les lacs voisins avec leurs ânes ou leurs chevaux pour rapporter de l’eau dans des jarres ou des jerrycans, et se présentaient ensuite devant chaque logement. La richesse d’une famille se mesurait à la quantité d’eau achetée et consommée. On pouvait l’échanger contre de la nourriture, des vêtements, des armes de toutes sortes, ou encore la payer avec n’importe quelle monnaie des cinq continents. Les cours étaient inscrits chaque jour sur des tableaux – selon quelle source ? Luc se demandait ce qu’on pouvait bien faire du fric dans une contrée où il n’existait plus de banque ni d’organisme financier, où le troc était redevenu la règle. Il supposait que des agents de change réussissaient à refourguer les espèces aux frontières européenne, indienne ou russe, et que des Occidentaux se débrouillaient pour les récupérer à un cours très avantageux et les réintroduire ensuite dans le circuit monétaire.

On avait commencé à réfléchir à un système de canaux qui amènerait directement l’eau des lacs et irriguerait le campement, mais on n’avait encore trouvé personne pour coordonner et superviser les travaux. Des toilettes rudimentaires se dressaient un peu partout dans les allées, le plus souvent posées sur des planchers tendus au-dessus de cratères creusés par les bombes. L’odeur, relativement supportable en hiver, devait être terrible au plus fort de l’été. Le logement occupé par les deux Irakiens disposait de ses propres toilettes, mais la fosse était engorgée, et puis elles n’étaient séparées de l’unique pièce que par une seule et maigre tenture qui ne ménageait aucune intimité. Jemma préférait s’isoler dans les toilettes communes situées à une trentaine de mètres de la baraque. Elles n’étaient ni propres ni confortables, mais au moins les portes fermaient.

Parfois un clan de plusieurs centaines de personnes quittait le campement et s’éloignait en direction du sud, vers les déserts saoudiens, ou en direction de l’est, vers les plaines fertiles arrosées par le Tigre et l’Euphrate. Le campement à Osmaniye, qui n’avait pas été conçu pour durer ni pour accueillir une telle population, commençait à se désagréger. Quinze ans après le traité de Bratislava, les rescapés de la guerre n’avaient pas encore bu toute la honte de la défaite ; quand ils auraient enfin vidé leur coupe d’amertume, ils retourneraient chez eux. Aucun d’entre eux n’avait envie d’être enterré loin de sa terre natale.

Ali et Hussein se débrouillaient pour ramener chaque jour des galettes de céréales, très rares et très chères, et de la viande de mouton qu’ils mettaient à griller sur des pierres chauffées à blanc dans le foyer central. Ils se procuraient également du café, du thé à la menthe, et des herbes aromatiques cultivées en dehors du campement. Trois jours qu’ils étaient arrivés à Osmaniye, trois jours qu’ils partaient au petit matin et revenaient à la nuit tombée. Bien que les côtes méditerranéennes fussent éloignées de moins de cinquante kilomètres, ils avaient vendu les deux caisses de poissons en quelques minutes, et à très bon prix. Les pêcheurs n’osaient toujours pas s’aventurer sur la Méditerranée bourrée de mines et de filets explosifs. Les deux Irakiens avaient expliqué qu’ils exploraient le campement en quête d’un chauffeur en partance pour Damas qui accepterait de prendre Luc et Jemma à son bord, et aussi parce qu’ils avaient d’importantes affaires à régler. Luc avait cru comprendre qu’ils n’agissaient pas pour leur propre compte, mais qu’ils représentaient les intérêts de leur clan dont ils occupaient la maison, l’ambassade plus ou moins officielle. Inquiets, nerveux, ils veillaient à tour de rôle jusqu’au matin, assis sur un coussin près de l’entrée, le fusil d’assaut posé sur les genoux.

L’attaque ne se produisit pas la nuit, mais en plein jour, au moment du repas. Hussein était resté pour une fois près du foyer qu’il attisait à l’aide d’une barre en fer tandis qu’Ali était parti discuter avec un chauffeur libanais qui devait partir dans la journée pour Alep, Damas et Beyrouth. Assise en tailleur sur le tapis qui lui servait de lit, Jemma s’étonna du silence qui pesait soudain sur la baraque et semblait l’isoler du reste du campement. Non loin d’elle, Luc essayait de discipliner, à l’aide d’un peigne de bois, une chevelure de plus en plus emmêlée. Ils n’avaient pas bénéficié d’un seul moment d’intimité depuis qu’ils étaient descendus du camion. Ils restaient sur le qui-vive quand Ali ou Hussein s’absentaient. Les Irakiens leur avaient remis un vieux pistolet et deux chargeurs pour se défendre au cas où des intrus tenteraient de s’en prendre à eux. La consigne était de tirer sans sommation pour mettre les maraudeurs en fuite. Les coups de feu ne dérangeaient personne à Osmaniye, où des fusillades éclataient quelquefois entre les bandes qui cherchaient à contrôler les trafics d’eau et d’armes, entre les familles qui réglaient une dette d’honneur, entre les frères qui se disputaient un héritage. Il ne fallait compter sur aucun secours extérieur, seulement sur sa promptitude et son adresse.

« Bizarre, ce silence… » chuchota Jemma.

Elle était pénétrée d’un grand froid tout à coup, malgré la chaleur diffusée par le foyer, comme enveloppée d’une ombre humide et glaciale. Luc suspendit ses gestes, resta quelques secondes à l’écoute de la rumeur, lâcha le peigne, tira le pistolet de la poche de son manteau de cuir, déverrouilla le cran de sûreté. Un homme surgit dans la pièce, braquant un fusil d’assaut à hauteur de son ventre, lâchant une rafale à l’aveuglette. Hussein plongea sur le côté, roula sur les tapis, riposta dans le mouvement. Luc se jeta sur Jemma, la plaqua au sol, lança un regard par-dessus son épaule, vit une silhouette s’agiter derrière lui, tituber, s’effondrer sur le dos. Hussein se releva et courut vers l’intrus qu’il acheva d’une rafale en pleine tête. Des effluves de poudre et de sang se mêlèrent aux odeurs habituelles de bois brûlé et de viande grillée. Hussein se retourna, ordonna, d’un geste péremptoire, à Luc et Jemma de rester couchés, s’empara du fusil d’assaut du mort, se dirigea vers l’une des deux grosses poutres verticales qui soutenaient la charpente. Il n’eut pas le temps de l’atteindre. Deux hommes jaillirent de la porte d’entrée, un véritable déluge de feu s’abattit aussitôt sur la pièce, déchiquetant le bois, les tentures, les bâches, les briques. Des balles miaulèrent tout près de Luc et de Jemma. La fusillade ne dura pas plus de quatre à cinq secondes. Aux crépitements des armes succédèrent de brefs échanges en arabe. Luc se redressa, Jemma réussit à se retourner et à entrevoir les deux agresseurs entre les spirales de fumée. L’un d’eux retournait du pied le corps inerte de Hussein, l’autre avait le regard fixé sur elle. Ils portaient les mêmes turbans et les mêmes barbes noires que les Irakiens, ainsi que de longues vestes afghanes fermées par des attaches en bois. Après s’être assurés que Hussein avait son compte, ils s’approchèrent de Luc et de Jemma. Elle distingua, sur leurs visages sombres, des balafres mal cicatrisées qui témoignaient d’une vie tumultueuse. L’un d’eux désigna Jemma et se tourna vers Luc pour lui adresser quelques mots en arabe. Luc écarta les mains pour lui signifier qu’il ne parlait pas sa langue. Jemma ne vit pas le pistolet, se demanda où il était passé. Elle n’en menait pas large.

« You, Europe ? »

Luc feignit de ne pas comprendre. À l’issue d’un bref conciliabule, l’un des deux hommes pointa son arme sur la tête de Jemma, dont le cœur s’arrêta de battre.

« You, come with us. »

Elle lança un regard éperdu à Luc. S’il ne tentait rien, ces deux tueurs l’emmèneraient, en feraient leur esclave, la revendraient après avoir abusé d’elle.

« Five thousands euros », lança Luc.

Ils éclatèrent de rire avant de braquer sur lui leurs fusils d’assaut. Leurs yeux noirs et brillants disaient : comment oses-tu, toi qui n’es pas armé, nous réclamer de l’argent ?

« Luc, qu’est-ce que… »

Il interrompit Jemma d’un geste sec.

« No money. » C’était toujours le même qui s’exprimait. L’autre se contentait d’appuyer ses propos de roulements d’yeux, de grimaces ou de sourires. « We just let your life safe. It’s a very good deal. »

Il se pencha, saisit Jemma par le col de sa parka et la força à se relever.

« Come with us. »

Luc eut le sourire navré de l’homme résigné. Jemma fut soudain assaillie par les doutes. Se pouvait-il que Flamand, pour sauver sa vie, la laissât partir sans tenter de l’arracher aux griffes de ses ravisseurs ? Se pouvait-il qu’elle se fût à ce point trompée sur son compte ? Se pouvait-il que la proximité de la mort le rendît, comme la plupart des hommes, lâche, méprisable ? Se pouvait-il qu’il y eût une telle différence entre ses discours et ses actes ? Elle se laissa entraîner sans résistance vers la sortie de la baraque. La vitesse et la facilité avec lesquelles elle versait dans le cauchemar la stupéfiaient, anesthésiaient toute velléité de révolte. Les regards et les sourires égrillards du deuxième homme lui promettaient des nuits effroyables.

Elle entendit à peine le premier coup de feu. L’homme qui la traînait par le revers de sa parka s’affaissa à ses côtés comme une poupée de chiffons. Le deuxième pivota sur lui-même, pas assez rapidement pour esquiver la balle qui le cueillit dans le cou, puis la suivante qui s’engouffra dans son œil. Son fusil d’assaut lui échappa des mains et atterrit sur le tapis deux secondes avant lui. Jemma se retourna. Luc se tenait debout dans le fond de la pièce, le regard dans le vague, les jambes légèrement écartées, le canon du pistolet dans le prolongement de son bras tendu. Les deux intrus baignaient dans leur sang. Le premier, l’occiput fracassé par la balle, était mort sur le coup ; des tremblements nerveux secouaient encore le deuxième, qui ne tarderait pas à rendre son dernier souffle.

« J’ai douté de toi, Luc, murmura Jemma, au bord des larmes. J’ai cru que…

— Il le fallait. Si toi tu me croyais résigné, alors eux me jugeraient inoffensif. Ils n’ont même pas pensé à vérifier que je n’avais pas d’arme. »

Elle demeura frappée de stupeur, tétanisée jusqu’à ce qu’il vienne vers elle et la prenne dans ses bras. Les odeurs de poudre et de sang emplissaient maintenant toute la pièce.

 

« Où as-tu appris à tirer ?

— Nulle part. Je ne m’étais jamais servi d’un pistolet avant. »

Ali s’engouffra dans la pièce, essoufflé et en sueur, sans doute prévenu par un messager qu’une fusillade avait éclaté dans la maison de son clan. Il examina les cadavres des trois agresseurs avant de se recueillir devant le corps de Hussein. Visiblement bouleversé, il se releva et demanda à Luc et Jemma de veiller son ami – ou prononça-t-il un mot qui ressemblait à cousin ? – jusqu’à son retour. Il recommanda également à Jemma d’enfiler la burka et à Luc de se coiffer du turban.

« Tu n’as pas eu peur de me toucher ?

— Je devais tirer, j’ai chassé toute pensée, toute émotion.

— Tu as tué des hommes à cause de moi.

— Pas à cause de toi. C’était une histoire entre eux et moi, un fil qui nous reliait dans la trame.

— Tu n’as pas de remords ?

— Les remords sont l’expression du passé, le jeu mécanique et abrutissant de la mémoire. Ce qui est fait est fait. Je préfère me concentrer sur le présent. Sur toi et moi. »

La vie bouillonnait à nouveau en Jemma. Elle reverrait bientôt Manon. Elle ne se reprochait plus son manque de confiance en Luc, désormais convaincue que, comme Orphée, il serait capable de descendre dans les entrailles de la terre pour l’arracher aux démons des séjours infernaux. Elle avait l’étrange impression de contempler le gardien de son existence au travers de la grille de la burka. Elle désigna les cadavres d’un mouvement circulaire du bras.

« Qu’est-ce qu’on fait d’eux ?

— Ali nous a demandé de l’attendre. Il saura quoi faire. »

L’Irakien réapparut au milieu de l’après-midi, accompagné de plusieurs hommes qui emportèrent les corps et nettoyèrent le sang sans accorder la moindre attention aux occupants de l’habitation. Quand ils furent sortis, Ali posa la main sur l’épaule de Luc et le fixa d’un air grave, puis il les conduisit, au travers du campement, à une aire où étaient stationnés une multitude de camions, quelques chars, des charrettes et des jeeps. Il les présenta à un homme d’une quarantaine d’années à la peau claire, à la barbe soigneusement taillée, aux yeux gris, aux cheveux châtains et clairsemés. Il portait, comme la plupart des hommes, un fusil d’assaut en bandoulière par-dessus un manteau en peau de mouton retournée.

« Bachir, Damas, dit Ali.

— Il paraît que vous voulez vous rendre à Damas, déclara l’homme à voix basse avec un sourire de bienvenue. Drôle d’idée. Je suis libanais et je pars dans une heure pour la Syrie avec mon 4x4. Je passe par Damas, c’est la route la plus sûre pour Beyrouth.

— C’est rare d’entendre parler français dans le coin, murmura Luc.

— Bon nombre de Libanais et de Syriens continuent d’apprendre le français. D’autres, ailleurs, apprennent l’anglais ou l’allemand. Tous espèrent que les relations reprendront bientôt avec l’Europe, avec Israël, avec le diable américain en personne. La guerre, plus personne n’en veut. Les mères et les enfants ont versé trop de larmes.

— Quand comptez-vous arriver à Damas ?

— Demain soir, sans doute. La route est dangereuse. La dame devra garder la burka et vous le turban.

— Combien… »

Bachir interrompit Luc d’un geste de la main.

« Rien pour moi. Ça me fait plaisir de vous rendre service. Donnez cent euros à notre ami irakien si vous tenez à donner quelque chose. »

Une activité de ruche se déployait autour des camions et des charrettes. Des hommes chargés de sacs ou de caisses piétinaient dans la boue. Jemma remit deux billets de cinquante euros à Luc, qui les tendit à Ali. L’Irakien ne bougea pas, il se contenta de prononcer quelques mots d’une voix mélancolique.

« Il dit que vous ne lui devez rien, traduisit Bachir. Qu’au contraire c’est lui qui vous doit tout. En tuant deux des trois hommes qui avaient gravement offensé une femme de son clan, vous avez lavé l’honneur du clan et le sien. Il vous est éternellement reconnaissant. Vous serez les bienvenus chez lui, en Irak, quand l’amitié unira à nouveau les peuples et que les frontières n’existeront plus. Et si c’est la volonté de Dieu.

— Dites-lui que nous le remercions du fond du cœur pour tout. »

Les yeux embués, Ali s’inclina, puis il donna une longue accolade à Luc et à Jemma avant de disparaître entre les baraques et les tentes.

Les Chemins de Damas
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